Lectures estivales
8/24/2007 02:22:00 AM
Je suis de retour à Paris, après deux semaines à découvrir les Pays-Bas (un pays de hoef) en roulant (à vélo), puis quelques jours de camping dans les Alpes, séjour écourté par la pluie... Je pointerai plus tard des galeries de photos, pour l'instant j'avais envie de coucher quelques notes sur les bouquins sur lesquels je suis tombé, et qui m'ont permis de structurer un peu certaines fascinations.
Matière à pensée
Cela commence avec un ancien prof de philo à la retraite, qui me conseille ce dialogue entre Alain Connes (mathématicien) et Jean-Pierre Changeux (neurobiologiste) pour nourrir "légèrement" ma curiosité en épistémologie.
La première partie du bouquin m'a plu, et en particulier la forme du dialogue, où les idées ne sont pas posées en absolus mais réellement discutées. La question initiale est celle du statut des mathématiques.
Pour Connes les mathématiques constituent une réalité, autre que notre réalité physique, que les mathématiciens explorent, et qui a un caractère universel. Changeux voit plutôt les mathématiques comme un pur produit de l'esprit humain, qui n'aurait pas forcément de sens pour un être inhumain. Bizarrement, Connes admet ouvertement que sa vision plutôt absolue n'est qu'une croyance, alors que Changeux, malgré ses idées très relatives/subjectives, semble penser qu'on peut aller au delà de la croyance en ce domaine.
Deux concepts importants restent indéfinis. D'abord les mathématiques: y a-t-il une seule mathématique ? En tant qu'apprenti logicien je ne peux m'empêcher de penser aux multiples logiques et théories existantes. Comment concevoir une unique "réalité" malgré la possibilité de travailler avec l'hypothèse du continu ou son contraire ? Les énoncés indépendants sont abordés mais la question n'est pas traitée. Plus amusant, la définition de réalité reste en suspens. Pour Connes il y a une "réalité" mathématique car il y a une cohérence de la perception (des objets mathématiques), pour un même individu et d'un individu à l'autre. Pour lui c'est là la définition même de réalité. Changeux objecte alors qu'avec cette définition les hallucinations collectives font partie de la réalité, mais ne propose pas mieux. Et je retombe dans mes considérations Dickiennes...
La seconde partie du bouquin parle du théorème de Gödel, d'intelligence artificielle, de la dissection puis de la mécanisation de l'activité du mathématicien... Cela devient un peu mou et on n'y lit rien de bien excitant ni même nouveau.
Interlude: Le Monde Diplomatique
Cela faisait bien longtemps que je n'avais pas acheté le Monde Diplo, qui me semblait rabâcher les mêmes considérations déprimantes. Le numéro d'Août m'a fait changer d'avis: quasiment tous les articles m'ont semblé intéressants, qu'on y apprenne ou qu'on y trouve une structuration. En particulier Estelle et moi avons été séduits par Chomsky. Quelques uns de ses bouquins nous ont ainsi accompagnés dans les Alpes, mais je dois avouer que je ne m'y suis pas mis.
Juste un petit mot pour Gelnior qui a aussi lu cet été sur les vices "cachés" de notre société "parfaite": toi aussi lis Chomsky tu verras que cela ne s'arrête pas au mode de vie d'un individu et à son choix d'être lisse ou d'insulter les gens.
Le point aveugle
Sous la pluie dans les Alpes, je lisais le premier tome du récent cours de logique de Girard -- j'en avais besoin pour un point technique. Le bouquin couvre bien le sujet des bases aux notions avancées, mais je ne suis pas sûr qu'il faille le conseiller aux débutants pour autant. Par contre c'est un plaisir à lire quand on a déja une vague idée de la totalité du sujet, on apprécie les remarques reliant un concept à un autre, donnant plus de profondeur qu'une présentation académique linéaire. Et il faut admettre qu'on se régale des jugements acérés sur telle idée ou tel mathématicien/logicien -- même si cela semble parfois superflu pour ces derniers. Par contre ça doit être agaçant quand on n'adhère pas aux mêmes idées que Girard...
Si j'en parle ici, c'est qu'en fait le livre m'a fait retomber (presque) par hasard dans les considérations précédentes. Témoin le quatrième de couverture: "Epistémologiquement, le texte rompt avec la sempiternelle polarisation entre réalisme et anti-réalisme, en lui substituant l'opposition entre existence et essence. [...] La logique est-elle antérieure aux phénomènes qu'elle contrôle ?"
En deux mots. Girard évacue la question de la réalité en arguant de ce que tout bon scientifique croit d'une certaine façon en ce qu'il fait. Il se pose une question plus productive: comment fonder la logique en évitant la fuite en avant essentialiste qui va justifier un système par un meta-système, lui même fondé sur un meta-meta-... etc ? Dans le cas de la logique, comment définir la vérité sans faire référence à une notion pré-établie ? Girard reconnait en fait l'impossibilité de cet objectif, affirmant que "la vérité n'a pas de sens". Mais cet aveu est productif, puisqu'il va alors s'intéresser à la cohérence interne des logiques, l'élimination des coupures par exemple.
En fait, je ne suis pas sûr que Girard croie que la vérité n'a pas de sens. C'est plutôt un programme qu'il propose, et qui mène à de très beaux travaux. De même, je ne crois pas à l'idée de réalité consensuelle, mais je trouve que c'est une éventualité des plus amusantes à envisager.
Je n'ai pas encore acheté le second tome du cours, et je ne sais pas quand je trouverai la force de le lire. Mais je sais déja que, du point de vue de la métaphysique de comptoir, ça va continuer à me plaire. Girard y parle de ludique, une nouvelle vision de la logique où tout commence par une notion de jeux sans arbitre, qui se déroulent par consensus entre les deux joueurs. Plus d'absolu pré-établi, tout est subjectif... comme la réalité ?
Et puisqu'on parle de jeux (théoriques), je finirai de nouveau en évoquant mes projets fous de (vrais) jeux qui implémentent fortement cette idée de réalité consensuelle.
Modestement, on peut d'abord partir de l'idée qu'il ne doit pas y avoir d'arbitre, par exemple dans le cadre d'un jeu de stratégie en temps réel. Typiquement, un joueur n'a qu'une information partielle sur l'état des unités de l'autre joueur, e.g. à cause du brouillard de guerre. Au fur et à mesure qu'il acquiert de l'information, le joueur peut vérifier que son opposant n'a pas triché (s'il existe une stratégie qui mène à un état cohérent avec l'information découverte). En l'absence d'arbitre omnipotent, on ne peut pas faire mieux. Du coup, il y a au moins deux façons de jouer. Soit on joue comme d'habitude, en suivant une seule stratégie. Soit on joue au second degré, en ne décidant de sa stratégie qu'au fur et à mesure que l'opposant nous observe -- ce qui implique des choix dans le passé, du point de vue de l'opposant. Clairement, cela offre plus de possibilités puisqu'on attend, avant de faire un choix, d'avoir de l'information par l'observation mutuelle. Mais déja, on a du mal à imaginer l'interface qui rendrait cela praticable pour un joueur humain. Pire, on se demande s'il y a une troisième degré de jeu.
Mais franchement, ce projet là me parait terne par rapport à la richesse de l'idée. Moi ce que je veux, c'est un monde où la réalité serait malléable, où les joueurs habiles se feraient magiciens en imposant leur vision du réel, où peut-être les réalités se feraient multiples en cas de conflit.
Et puisqu'on est dans le doute, je finirai avec une citation de Dick qui va un peu contre cette idée de consensus.
Matière à pensée
Cela commence avec un ancien prof de philo à la retraite, qui me conseille ce dialogue entre Alain Connes (mathématicien) et Jean-Pierre Changeux (neurobiologiste) pour nourrir "légèrement" ma curiosité en épistémologie.
La première partie du bouquin m'a plu, et en particulier la forme du dialogue, où les idées ne sont pas posées en absolus mais réellement discutées. La question initiale est celle du statut des mathématiques.
Pour Connes les mathématiques constituent une réalité, autre que notre réalité physique, que les mathématiciens explorent, et qui a un caractère universel. Changeux voit plutôt les mathématiques comme un pur produit de l'esprit humain, qui n'aurait pas forcément de sens pour un être inhumain. Bizarrement, Connes admet ouvertement que sa vision plutôt absolue n'est qu'une croyance, alors que Changeux, malgré ses idées très relatives/subjectives, semble penser qu'on peut aller au delà de la croyance en ce domaine.
Deux concepts importants restent indéfinis. D'abord les mathématiques: y a-t-il une seule mathématique ? En tant qu'apprenti logicien je ne peux m'empêcher de penser aux multiples logiques et théories existantes. Comment concevoir une unique "réalité" malgré la possibilité de travailler avec l'hypothèse du continu ou son contraire ? Les énoncés indépendants sont abordés mais la question n'est pas traitée. Plus amusant, la définition de réalité reste en suspens. Pour Connes il y a une "réalité" mathématique car il y a une cohérence de la perception (des objets mathématiques), pour un même individu et d'un individu à l'autre. Pour lui c'est là la définition même de réalité. Changeux objecte alors qu'avec cette définition les hallucinations collectives font partie de la réalité, mais ne propose pas mieux. Et je retombe dans mes considérations Dickiennes...
La seconde partie du bouquin parle du théorème de Gödel, d'intelligence artificielle, de la dissection puis de la mécanisation de l'activité du mathématicien... Cela devient un peu mou et on n'y lit rien de bien excitant ni même nouveau.
Interlude: Le Monde Diplomatique
Cela faisait bien longtemps que je n'avais pas acheté le Monde Diplo, qui me semblait rabâcher les mêmes considérations déprimantes. Le numéro d'Août m'a fait changer d'avis: quasiment tous les articles m'ont semblé intéressants, qu'on y apprenne ou qu'on y trouve une structuration. En particulier Estelle et moi avons été séduits par Chomsky. Quelques uns de ses bouquins nous ont ainsi accompagnés dans les Alpes, mais je dois avouer que je ne m'y suis pas mis.
Juste un petit mot pour Gelnior qui a aussi lu cet été sur les vices "cachés" de notre société "parfaite": toi aussi lis Chomsky tu verras que cela ne s'arrête pas au mode de vie d'un individu et à son choix d'être lisse ou d'insulter les gens.
Le point aveugle
Sous la pluie dans les Alpes, je lisais le premier tome du récent cours de logique de Girard -- j'en avais besoin pour un point technique. Le bouquin couvre bien le sujet des bases aux notions avancées, mais je ne suis pas sûr qu'il faille le conseiller aux débutants pour autant. Par contre c'est un plaisir à lire quand on a déja une vague idée de la totalité du sujet, on apprécie les remarques reliant un concept à un autre, donnant plus de profondeur qu'une présentation académique linéaire. Et il faut admettre qu'on se régale des jugements acérés sur telle idée ou tel mathématicien/logicien -- même si cela semble parfois superflu pour ces derniers. Par contre ça doit être agaçant quand on n'adhère pas aux mêmes idées que Girard...
Si j'en parle ici, c'est qu'en fait le livre m'a fait retomber (presque) par hasard dans les considérations précédentes. Témoin le quatrième de couverture: "Epistémologiquement, le texte rompt avec la sempiternelle polarisation entre réalisme et anti-réalisme, en lui substituant l'opposition entre existence et essence. [...] La logique est-elle antérieure aux phénomènes qu'elle contrôle ?"
En deux mots. Girard évacue la question de la réalité en arguant de ce que tout bon scientifique croit d'une certaine façon en ce qu'il fait. Il se pose une question plus productive: comment fonder la logique en évitant la fuite en avant essentialiste qui va justifier un système par un meta-système, lui même fondé sur un meta-meta-... etc ? Dans le cas de la logique, comment définir la vérité sans faire référence à une notion pré-établie ? Girard reconnait en fait l'impossibilité de cet objectif, affirmant que "la vérité n'a pas de sens". Mais cet aveu est productif, puisqu'il va alors s'intéresser à la cohérence interne des logiques, l'élimination des coupures par exemple.
En fait, je ne suis pas sûr que Girard croie que la vérité n'a pas de sens. C'est plutôt un programme qu'il propose, et qui mène à de très beaux travaux. De même, je ne crois pas à l'idée de réalité consensuelle, mais je trouve que c'est une éventualité des plus amusantes à envisager.
Je n'ai pas encore acheté le second tome du cours, et je ne sais pas quand je trouverai la force de le lire. Mais je sais déja que, du point de vue de la métaphysique de comptoir, ça va continuer à me plaire. Girard y parle de ludique, une nouvelle vision de la logique où tout commence par une notion de jeux sans arbitre, qui se déroulent par consensus entre les deux joueurs. Plus d'absolu pré-établi, tout est subjectif... comme la réalité ?
Et puisqu'on parle de jeux (théoriques), je finirai de nouveau en évoquant mes projets fous de (vrais) jeux qui implémentent fortement cette idée de réalité consensuelle.
Modestement, on peut d'abord partir de l'idée qu'il ne doit pas y avoir d'arbitre, par exemple dans le cadre d'un jeu de stratégie en temps réel. Typiquement, un joueur n'a qu'une information partielle sur l'état des unités de l'autre joueur, e.g. à cause du brouillard de guerre. Au fur et à mesure qu'il acquiert de l'information, le joueur peut vérifier que son opposant n'a pas triché (s'il existe une stratégie qui mène à un état cohérent avec l'information découverte). En l'absence d'arbitre omnipotent, on ne peut pas faire mieux. Du coup, il y a au moins deux façons de jouer. Soit on joue comme d'habitude, en suivant une seule stratégie. Soit on joue au second degré, en ne décidant de sa stratégie qu'au fur et à mesure que l'opposant nous observe -- ce qui implique des choix dans le passé, du point de vue de l'opposant. Clairement, cela offre plus de possibilités puisqu'on attend, avant de faire un choix, d'avoir de l'information par l'observation mutuelle. Mais déja, on a du mal à imaginer l'interface qui rendrait cela praticable pour un joueur humain. Pire, on se demande s'il y a une troisième degré de jeu.
Mais franchement, ce projet là me parait terne par rapport à la richesse de l'idée. Moi ce que je veux, c'est un monde où la réalité serait malléable, où les joueurs habiles se feraient magiciens en imposant leur vision du réel, où peut-être les réalités se feraient multiples en cas de conflit.
Et puisqu'on est dans le doute, je finirai avec une citation de Dick qui va un peu contre cette idée de consensus.
« La réalité, c'est ce qui continue à s'imposer de vous quand vous cessez d'y croire. » -- P.K.Dick